- Sève, L. (1976). Les « dons » n’existent pas. L’échec scolaire. Doué ou non doué ?. GFEN. Paris : Editions Sociales. p. 28-46.
- Sève, L. (2009). Les « dons » n’existent toujours pas. Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, GFEN. Paris : La Dispute.
Ce court article est ma façon de rendre hommage à Lucien Sève disparu en cette année 2020. Ces passages sont extraits d’un ouvrage publié à l’initiative du GFEN en 1976. Ce livre fut un succès de librairie en son temps. Ce chapitre de Lucien Sève avait paru initialement dans une version complète dans la revue « L’Ecole et la Nation » en 1964.
Nous les reproduisons ici afin de rappeler l’importance des travaux de ce philosophe marxiste qui aura marqué la lutte contre l’idéologie des dons. Entre 1964 et 2009, sa position est restée inchangée si bien qu’en 2009, il publie à nouveau un chapitre dans un ouvrage du GFEN : « Les dons n’existent toujours pas ! ». L’Education nouvelle, le GFEN particulièrement, partage avec Lucien Sève cette certitude. Des centaines d’enseignants qui ont fait leur le pari du « Tous capables » sont les acteurs de cette lutte quotidienne dans leurs classes.
On me dira peut-être qu’il existe des gens qui disent d’un enfant : « il est doué » ou «il n’est pas doué », sans vouloir pour autant soutenir dans tous ses aspects la thèse telle que je viens de la définir. A mon avis, il faut leur dire alors que leur pensée vaut mieux que leur vocabulaire et qu’ils seraient bien inspirés de corriger leur vocabulaire. Car le mot don, et par son sens étymologique évident, et par le cortège d’images et d’idées dont il est malaisément séparable, ne peut que jeter la confusion, y compris dans leur propre pensée. C’est un terme d’autant plus dangereux qu’il est commode, qu’il est populaire, et qu’il semble ne pas tirer à conséquence. D’un enfant à qui l’on fait sans grande conviction commencer des études de latin, ou de piano, on dit couramment : « On verra bien s’il est doué », et l’on veut seulement dire : s’il s’y intéresse, s’il fait des progrès, s’il est possible qu’il poursuive. Mais en exprimant ces idées simples à l’aide d’un terme impropre qui veut dire objectivement bien plus, et tout autre chose, on se familiarise insidieusement avec l’idée que s’il échoue, c’est une incapacité naturelle et insurmontable qu’il faudra mettre en cause.
Ainsi, bien des gens croient aux « dons » intellectuels aux « dons » intellectuels inégaux -, c’est-à-dire en somme à une préformation de l’intelligence ou du moins à une prédisposition intellectuelle d’essence biologique et d’origine héréditaire. […]
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Mais s’il en est ainsi, on aperçoit aussitôt que tout échec d’un enfant au cours de son éducation, bien loin d’être une indication sur lui seul – il « manque de
don » … – est du même coup une indication sur la tâche proposée, ou imposée, sur le système éducatif qui définit cette tâche, sur le monde social qui sous- tend ce système éducatif. L’échec est une indication sur le rapport entre l’individu et la société, et l’on ne voit pas pourquoi il devrait, avant le moindre examen être considéré comme l’échec de l’individu plutôt que comme l’échec de la société.Ainsi par exemple on entend souvent dire d’un élève qu’il n’est absolument pas « doué » parce qu’il se révèle inapte aux études secondaires. Mais, sans même soulever pour le moment la question de savoir dans quelles conditions sociales il a ou n’a pas à ce genre de travail, ne faudrait-il pas se demander aussi pourquoi les études secondaires telles qu’elles été préparé telles qu’elles vont – telles qu’elles ne vont pas – dans la France d’aujourd’hui sont inaptes à développer l’intelligence de cet individu ? Pourquoi l’échec scolaire devrait-il être considéré comme l’échec de l’élève, et non comme l’échec de l’école, c’est-à-dire de la société et de la politique qui font de l’école française ce qu’elle est aujourd’hui ?
Ces remarques mettent directement en cause un certain nombre de choses que la bien commode théorie des « dons » permet de dédouaner : le manque de locaux, de maîtres qualifiés, de crédits. Mais elles mettent en cause quelque chose d’encore plus fondamental, savoir le but même que le capitalisme des monopoles assigne à l’ensemble du processus éducatif. Non seulement ce but n’est pas celui que formule le plan Langevin-Wallon lorsqu’il proclame le droit égal de tous les enfants « au développement maximum que leur personnalité comporte », mais au contraire, comme on l’a dit, il est de donner dans les limites des besoins et des intérêts du capital le minimum de culture au minimum de gens. Dans ces conditions les échecs scolaires, bien loin d’être une surprise de la nature, sont précisément le résultat social cherché.
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Sans doute est-il possible maintenant de donner une première vue d’ensemble sur la question. L’erreur la plus essentielle de la théorie des « dons », c’est de ne rien comprendre à la nature de l’homme, de le confondre avec un animal. Chez les animaux, comme l’écrit A. Léontiev, « les progrès se fixent sous forme de modifications de leur organisation biologique même, dans le développement de leur cerveau* ». Les acquisitions de l’espèce sont fondamentalement contenues dans un patrimoine biologique, transmis héréditairement, et une part souvent très importante du comportement est innée chez l’individu, cela est particulièrement net dans le cas des insectes. Au contraire, chez l’homme, les progrès incomparablement plus rapides ne se sont pas fixés et ne pouvaient pas se fixer sous forme de modification biologique transmise héréditairement, parce que leur rythme, et « le rythme auquel se développent les exigences présentées aux aptitudes de l’homme par la vie sociale, ne correspondent pas au rythme beaucoup plus lent de la fixation biologique de l’expérience » Qu’on réfléchisse par exemple à l’ampleur extraordinaire des progrès intellectuels de l’humanité au cours des cinq derniers siècles, et on comprendra aussitôt à quel point il est impossible que les aptitudes mentales toutes nouvelles que ces progrès ont à la fois engendrées et exigées aient pu se fixer en « dons » héréditaires du cerveau.
Chez l’homme, ce n’est donc pas dans un patrimoine biologique que se fixent les progrès de l’espèce, mais – et c’est là une différence capitale avec les animaux – dans un patrimoine social (instruments de production, institutions, langage, culture, etc.), à partir duquel chaque individu, qui n’est au départ qu’un candidat å l’humanité, fait l’essentiel de d’homme. « Le processus essentiel dans le développement de l’enfant, dit Léontiev, processus absent chez l’animal, est l’assimilation ou « appropriation » de l’expérience accumulée par l’humanité au l’histoire de la « société » 9. » Le rôle décisif de cette appropriation sociale est particulièrement évident lors de l’acquisition du langage, ce deuxième système de signalisation, selon la formule de Pavlov, qui creuse un abîme entre les possibilités de l’animal et celles de l’homme. Or, chacun sait que la possession d’une langue n’est à aucun degré innée, et que même un enfant né dans une famille où l’on parle une langue depuis de nombreuses générations ne présente aucune disposition congénitale à apprendre cette langue plutôt qu’une autre. A plus forte raison toutes les fonctions psychiques qui dépendent de l’acquisition du deuxième système de signalisation, comme l’aptitude à la pensée, partagent son caractère d’acquisition sociale.
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(*) « L’Education », Recherches internationales à la lumière du marxisme, n 28, 1961, p. 23.
Parmi les ouvrages récents de Lucien Sève
Outre les deux ouvrages signalés en haut de ce blog, les lecteurs pourront se rapporter à ces trois livres. Bien évidemment, Lucien Sève a publié d’autres ouvrages, notamment consacrés à Marx (4 tomes).
- Qu’est-ce que la personne humaine ? Bioéthique et démocratie, La Dispute, 2006
- Aliénation et émancipation, Paris : Éditions La Dispute, 2012
- Capitalexit ou catastrophe. Entretiens avec Jean Sève, La Dispute, 2018.